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« DIEU ET MARIANNE. PHILOSOPHIE DE LA LAICITE »
HENRI PENA-RUIZ
( PRESSES UNIVERSITAIRES DE France. Collection « Fondements de la politique ». PARIS 1999 ).
PRESENTATION DU LIVRE
Dieu, cest lobjet dune croyance purement spirituelle, propre à certains hommes. Invoqué pour contraindre ou pour imposer une forme de spiritualité, Dieu est-il encore Dieu ? De nombreux croyants en doutent, qui rejoignent les libres penseurs dans le refus de toute confusion entre pouvoir temporel et témoignage spirituel. Et ce refus concerne aussi bien les groupes de pression confessionnels de la société civile que limposition dun credo par un Etat clérical.
Marianne, cest la République, cest à dire le bien commun aux hommes. Généreusement ouverte à tous sans distinction, elle ne peut aliéner à personne lespace de concorde quelle fait advenir : sa raison dêtre est de promouvoir ce qui unit tous les hommes, non ce qui les divise et les enferme dans des « différences ». D'où la nécessaire séparation de lEtat et des Eglises, réalisation juridique de la laïcité. Légalité des croyants et des athées, mais aussi des croyants entre eux, est à ce prix.
La refondation laïque du droit ne permet pas que lon glisse subrepticement de la dimension collective des religions à la nécessité supposée de leur reconnaissance publique. Sauf à ensevelir lespace public sous la mosaïque des communautarismes. Est collectif ce qui concerne certains hommes, mais nen reste pas moins juridiquement privé . Est public ce qui se rapporte à tous. Seule une hostilité à la République ou une méprise sur son sens peut conduire à souhaiter son effacement derrière des groupes de pression confessionnels qui aspirent à leur consécration publique au titre de leur place dans la société civile. La plénitude de la liberté de conscience interdit tout privilège accordé à une opinion spirituelle particulière, et toute monopolisation de la sphère spirituelle par les seules religions. Lidéal laïque associe de façon forte la liberté de conscience, légalité éthique, juridique et symbolique des citoyens, et leur autonomie rationnelle. Doù sa portée positive universelle. Délier pour unir : une authentique fraternité peut désormais advenir. La laïcité nest pas une option spirituelle parmi dautres, mais le plan où les options spirituelles apprennent à se transcender pour que puisse apparaître ce qui est commun à tous les hommes.
Contrairement à César, figure traditionnelle de la domination, Marianne ne se tient pas en surplomb au-dessus des hommes : elle nest, en réalité, que la forme politique de leur union consentie par adhésion aux principes dégalité et de liberté, lexpression même de leur souveraineté individuelle et collective. La neutralité confessionnelle de la République nest donc pas le signe de son hostilité à la religion, mais la marque dune exigence duniversalité propre à une puissance publique effectivement dévolue à tous les hommes. Lunité du laos, du peuple, en deçà de ses différenciations, est bien la référence décisive de lémancipation laïque. Et son principe essentiel. Dieu et Marianne, ainsi affranchis lun de lautre, nont pas à se faire alliés ou ennemis, car ils relèvent de registres rigoureusement distincts. Libération réciproque, grâce à la séparation laïque.
La République, transcendance toute humaine du bien public par rapport aux intérêts particuliers, appelle sans doute une symbolique propre, et lhommage dune figuration sensible, mais elle na nul besoin dune sacralisation dominatrice. Il est donc faux de la dépeindre comme une sorte de puissance tutélaire, et de prétendre quelle aurait fait lobjet, au moment de la laïcisation qui lui a donné tout son sens, dun transfert de sacralité. Double contresens, sur lEtat républicain, illégitimement pensé en analogie avec les Etats de domination traditionnels, et sur la laïcité elle-même, conçue à tort comme le relais dune religion. Quant aux engagements religieux, sils sont vécus avec assez de respect des autres postures spirituelles pour éviter la tentation cléricale et lintolérance, ils ne doivent plus requérir de soutien du pouvoir politique ni de reconnaissance officielle. De cette manière sont éradiqués les facteurs daffrontement, anciens et récents, pour cause réelle ou imaginaire doptions spirituelles différentes.
La laïcité nest pas simple sécularisation, mais promotion active, par linstruction publique notamment, de lautonomie de jugement qui affranchit les hommes de toute tutelle civile ou politique, quelle soit religieuse ou non. La concorde quelle rend possible est ainsi la plus authentique qui soit, car elle ne repose sur aucune sujétion des consciences, aucune emprise idéologique. Elle joint le généreux pari sur la liberté au souci dun monde commun aux hommes. Seuls des hommes maîtres deux-mêmes et de leurs pensées, pleinement égaux et libres, peuvent donner sens et vie à la fraternité qui les unit sans les lier.
Tel est le message davenir et despoir laïque. Il est possible den mesurer toute la portée dans un monde que déchirent à nouveau les quêtes fébriles didentité par lesquelles on croit pouvoir compenser la froide mercantilisation de toute chose et la misère moderne qui en est la rançon. Encore faut-il ne pas se tromper de diagnostic sur les causes de ce naufrage du sens, en imputant à la laïcisation ce qui provient dun déficit de justice et de maîtrise sociale de léconomie. A cet égard, lidéal laïque est aux antipodes du moralisme où tend à sombrer la politique, comme du conformisme qui fait du capitalisme lhorizon indépassable de notre temps. Il na rien à voir avec ce « monde désenchanté » quon nous dépeint trop souvent comme le désert du sens quaurait laissé le reflux du religieux dans la sphère privée. Lhumanisme critique de la pensée laïque libère au contraire la vie spirituelle de toute étroitesse, en se réglant sur lidée la plus haute de laccomplissement humain. Mais pour quune telle référence garde un sens qui ne soit pas illusoire, il invite à transformer le monde, lucidement, à partir dune connaissance des causes de sa détresse et de son injustice. Jaurès le rappelait : seule la République sociale peut accomplir pleinement les promesses de la laïcité. Et la réciproque est sans doute vraie, car la puissance dagir sur un monde plus juste dépend de la puissance de comprendre.
HENRI PENA-RUIZ